Phénomènes de bilinguisme, entre textes et images
Depuis le début des années 1990, différentes études ont posé le problème de l’éventuelle intégration d’éléments égyptiens aux productions littéraires des auteurs grecs qui s’installèrent à Alexandrie au début de la période hellénistique. L’analyse des textes a toutefois été généralement coupée de celle des phénomènes parallèles dans les arts figurés où des phénomènes de bilinguisme ou d’hybridation existent cependant (que l’on songe, par exemple, à l’iconographie du dieu Nil). En outre, les motivations de cette intégration – même superficielle – d’éléments égyptiens dans la poésie ou l’art grecs demeurent diversement interprétées et il convient de faire une mise au point méthodologique : quel public et quel lectorat sont visés par ces œuvres bilingues ? Quelle est l’éventuelle signification politique de ces œuvres et ont-elles une visée idéologique ?
Parallèlement à l’étude du phénomène en littérature, menée en collaboration avec différents spécialistes de la littérature hellénistique, nous souhaitons particulièrement mettre l’accent sur l’étude de ces phénomènes de bilinguisme dans l’iconographie, les deux phénomènes s’éclairant mutuellement. Nous entendons ainsi proposer une lecture revisitée de l’interpretatio graeca des divinités égyptiennes qui s’appuie conjointement sur l’analyse des textes et sur les découvertes archéologiques les plus récentes.
Depuis les études pionnières qui ont marqué, à partir des années 1970, la recherche dans le champ du religieux et des interactions culturelles, de nouvelles données permettent d’aborder avec plus de pertinence certaines formes du syncrétisme et de la double lecture que l’on peut faire de divinités telles que Athéna et Neith, Déméter et Isis, Harpocrate et Dionysos… Les souverains eux-mêmes ont utilisé un double, voire un triple langage figuré (grec, égyptien et gréco-égyptien), par le biais de formules plastiques spécifiques, tout en endossant l’apparence de certaines divinités à des fins principalement politiques.
Au-delà du domaine alexandrin et égyptien, des confrontations sont possibles avec d’autres aires culturelles où de pareils phénomènes de bilinguisme sont en jeu. Ainsi pourrait-il en être du décor figuré du temple nabatéo-romain de Dharih (Jordanie), dont l’étude par P. Linant de Bellefonds est en cours. Probablement réalisé dans la première moitié du IIe s. apr. J.-C., ce décor, dont l’exécution et le style sont assurément nabatéens, était peut-être destiné à recevoir une double lecture : propre à répondre aux attentes des fidèles nabatéens, il devait sans doute aussi séduire, à ce moment charnière que représente l’annexion romaine de l’Arabie, les nouveaux maîtres de la région.